L’institution prophétique dans l’islam: une histoire d’interprétations

Paul L. Heck (une conférence donnée la journée d’étude — “Prophétologies musulmanes: discours et représentations”, Mardi 4 juillet, Aix-en-Provence, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Salle Paul Albert Février, Aix-en-Provence)

On commence avec la question: Qu’est-ce que l’étude de l’institution prophétique? Rechercher le passé: un prophète dans un contexte historique particulier? Dans ce sens, le but est de rechercher le Muhammad historique comme le Jésus historique et le Moïse historique. Cela semble plutôt limité. Ou alors: étudier l’institution prophétique, c’est rechercher non pas le passé mais le présent: une communauté aujourd’hui et comment elle se souvient de son prophète. Dans ce sens, le but n’est pas de découvrir le Muhammad historique mais l’imagination prophétique des musulmanes, la manière dont ils se souviennent de Muhammad. Cela aussi semble plutôt limité.

Il est très important de définir clairement ce que l’on étudie. C’est un problème: De nombreux spécialistes ont étudié le prophète de l’Islam sans définir clairement l’objet de leur étude. Rechercher un personnage historique, Muhammad, c’est le travail de l’historien. Sans doute, ce travail sur le Muhammad historique par rapport aux origines de l’Islam enrichit l’étude de l’institution prophétique (et pour cette raison, ceux qui étudient l’institution prophétique n’ont aucune excuse pour ne pas être équipés de tous les outils et méthodes pour une étude critique des origines prophétiques de l’islam), mais l’étude d’un personnage historique n’est pas d’étudier l’institution prophétique. De même, rechercher comment les croyants musulmans se sont souvenus de leur prophète, Muhammad, et ont façonné cette mémoire conforme à la mémoire des prophètes plus généralement, c’est le travail de l’anthropologue – l’étude d’une mémoire commune et communautaire. Ce travail, lui aussi, enrichit l’étude de l’institution prophétique, mais étudier une mémoire commune et communautaire n’est pas d’étudier l’institution prophétique. Réfléchir sur les sens de l’institution prophétique est le travail du théologien, c’est-à-dire, le savant qui cherche à comprendre et à attirer l’attention sur la vigueur morale de la vie publique. Il ne doit pas ignorer les rouages de l’institution prophétique. Comme on le verra, l’institution prophétique est une pratique sociale: une pratique sociale qui se poursuit au cours des siècles avant et après l’avènement de l’islam. Ainsi, étudier la prophétie de l’islam est d’examiner un processus qui est plus vaste que l’islam, mais un processus dont les musulmans, eux aussi, font partie, avec les juifs et les chrétiens, dans le but de connaître la manière dans laquelle le Dieu inspire l’humain à agir dans le monde.

Je suggère qu’il faut considérer la notion d’interprétation. Tout d’abord, en ce qui concerne l’islam, l’institution prophétique est une vaste collection de rapports sur Muhammad transmises à travers les siècles sous forme littéraire. Bien sûr, dans une certaine mesure, ces rapports représentent un passé historique, la vie historique de Muhammad. Mais ils ne sont pas seulement quelque chose passé. Ces rapports sont également transmis à travers l’histoire, ce qui rend la vie de Muhammad une réalité pour les musulmans à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui. Une question d’épistémologie est en jeu. Le rapport historique (khabar) est l’équivalent du témoin oculaire (‘iyān). Ainsi, grâce au corpus de rapports sur le Prophète Muhammad, ce dernier devient présent aux générations futures qui ne l’ont pas vu dans sa vie historique. Ainsi, on voit que l’institution prophétique est à la fois historique et transhistorique. ‘Abd al-Rahman Jami, qui vivait au quinzième siècle, parle de ce point dans Shawāhid al-Nubuwwa (Témoins de la Prophétie). Dans ce livre, Jami affiche sa vaste connaissance des rapports sur Muhammad en disant que l’ensemble des rapports sur le Prophète est l’équivalent épistémologique d’un témoin oculaire. Ce sont donc ces rapports qui préservent le caractère prophétique de la communauté dans le présent. En transmettant ces rapports, la communauté devient un témoin du message prophétique et de la mission prophétique. C’est-à-dire, grâce aux rapports sur le Prophète Muhammad, celui-ci reste présent aux yeux de la communauté, et ce afin que la communauté reste la communauté prophétique. Mais il ne suffit pas simplement de transmettre ces rapports. Pour que le passé prophétique devienne le présent, il faut interpréter les rapports prophétiques, c’est-à-dire, vivre les rapports dans une façon et ainsi participer à l’institution prophétique, même l’incarner dans sa propre vie. Le corps du Prophétique Muhammad (al-dhāt al-sharīfa) tel que décrit dans les rapports ne devient présent qu’à travers son interprétation, c’est-à-dire, son représentation dans les corps des croyants, soit les corps de tous les croyants, l’ensemble de la communauté, soit les corps de l’élite spirituelle, les saints qui incarnent la vie prophétique de la part de la communauté. De cette façon, le corps de la communauté est le lieu de l’esprit prophétique à travers l’interprétation des rapports prophétiques. C’est cet acte d’interprétation qui permet à la communauté de faire vivre l’institution prophétique. Ainsi, on voit que l’institution prophétique est à la fois historique et transhistorique … et aussi éthique. En d’autres termes, l’institution prophétique est quelque chose à laquelle chaque génération de croyants doit donner la vie dans ses actions.

Il faut réfléchir à ce dernier point.

‘Abd al-‘Aziz al-Dabbagh vivait au Maroc au dix-huitième siècle. Dans ses enseignements transmis par son élève, Ahmad Ibn al-Mubarak al-Lamati, il établit un lien entre l’institution prophétique sous sa forme littéraire et la possibilité de voir le prophète tout en étant éveillé. Si quelqu’un, dit-il, prétend avoir vu le prophète éveillé, il doit être interrogé sur ce qu’il a vu du caractère du prophète, qui est connu des rapports que la communauté transmet. En d’autres termes, ce qui a été vu doit être testé contre l’institution prophétique telle qu’elle existe sous forme littéraire. Ce qui a été vu doit correspondre aux données littéraires. Ainsi, la présence du prophète dans la communauté, que les saints voient dans son corps, tout en éveillés, est régulée par le corpus de rapports prophétiques. Pour al-Dabbagh, celui qui voit le prophète éveillé appartient à l’élite spirituelle, et il y a des critères pour déterminer si l’on a vraiment vu le prophète – à savoir les rapports sur les qualités intérieures et extérieures de Muhammad. Cependant, à un niveau plus profond, il y a la question de l’interprétation, c’est-à-dire, représenter—même incarner—le caractère éthique de Muhammad, dont le corps, selon al-Dabbagh, est le porteur de la lumière divine et donc le porteur des qualités de Dieu d’une certaine manière. En d’autres termes, les rapports de Muhammad n’existent pas seulement comme critères pour déterminer qui l’a vraiment vu éveillé mais plutôt afin que son caractère s’incarne dans les corps de l’élite spirituelle. Le fait qu’ils voient le prophète tout en étant éveillés n’est qu’une confirmation qu’ils portent son caractère éthique. Et ça, c’est le but.

Oui, l’institution prophétique est historique et transhistorique. Aussi, elle est éthique et ontologique. À travers les rapports de Muhammad interprétés (tels que réalisés) par l’élite spirituelle de la communauté, le prophète est présent au sein de la communauté: son caractère et, avec celui, sa lumière divine.

Est-il possible de voir le prophète éveillé? L’idée était controversée et elle reste controversée aujourd’hui. Jalal al-Din al-Suyuti, qui vivait en Egypte au quinzième siècle, soutient l’idée dans Tanwīr al-alak fī Imkān Ru’yat al-Nabī wa-l-Malak (Illumination des Ténèbres sur la Possibilité de Voir le Prophète et l’Ange). Abu Hamid al-Ghazali dit dans al-Munqidh min al-alāl (Le Libérateur de l’Erreur) que les Soufis, tout en étant éveillés, voient les esprits des prophètes. L’histoire de cette idée (voir le prophète éveillé) reste à étudier: Elle n’a pas le même sens pour al-Suyuti que pour al-Ghazali. Certains maîtres spirituels vont plus loin et parlent de l’identification du corps prophétique avec leur corps. Par exemple, Muhammad Nurbakhsh, qui vivait en Iran au quinzième siècle, déclare dans Risālat al-Hudā (Traité de l’Orientation) que son corps est la manifestation physique (burūz) du prophète. Et il faut souligner que cette déclaration est le résultat de son interprétation des rapports sur le caractère du prophète qu’il a su voir dans son propre corps.

Il existe de nombreux parallèles: Ruzbihan Baqli au douzième siècle identifie sa langue avec la langue du prophète; et al-Hakim al-Tirmidhi au neuvième siècle parle de rencontrer le prophète au lit. Tout cela n’est pas bizarre du tout. Le prophète est présent et visible par l’acte d’interprétation qui fait des rapports un témoin, car le rapport historique (khabar) est l’équivalent épistémologique du témoin oculaire (‘iyān).

Bien sûr, certains rejettent l’idée de voir le prophète tout en éveillé. Il s’agit de dépouiller les maîtres spirituels de leur stature ontologique en tant que porteurs de la baraka. Voir le prophète, c’est prétendre que l’on porte dans son corps la lumière divine que le prophète porte dans le sien. Donc, dépouiller les maîtres spirituels de leur stature ontologique revient à dépouiller le prophète de la sienne. C’est-à-dire, les saints sont porteurs de la lumière divine dans la mesure où ils sont les héritiers du prophète, y compris toutes ses qualités intérieures. Mais même si le prophète n’est plus porteur de la lumière divine, il demeure le modèle éthique par excellence. Dans ce cas aussi, les rapports sur Muhammad constituent le caractère de la communauté prophétique. Les rapports prophétiques doivent toujours être interprétés (réalisés), non plus dans les corps de l’élite spirituelle avec sa stature ontologique, mais dans les corps de la communauté entière: par exemple, Tablighi Jamaat, un mouvement missionnaire mondial. Le prophète devient présent à cette communauté (comme modèle éthique non comme porteur de lumière divine) par l’acte d’interprétation collective, où la communauté entière lit—et ainsi représente, même incarne—sa littérature sur le comportement prophétique.

Ce n’est pas à moi de juger ces deux types d’interprétation des rapports prophétiques (lumière divine transmise à travers les siècles dans les corps des saints ou modelé éthique humain à imiter). Je m’intéresse à l’étude de l’institution prophétique. Comment l’étudier—quelque chose qui est historique et aussi transhistorique, qui est éthique et aussi ontologique? Je suggère la notion d’interprétation, où interpréter ne signifie pas simplement comprendre les mots dont les rapports prophétiques sont composés. Les rapports sont les données, qu’on lit, mais la lecture ne se limite pas à lire à proprement parler. Ce que l’on lit se présente. En lisant les rapports prophétiques, la communauté assiste à l’institution prophétique. De cette manière, le message prophétique est parlé (exprimé ou communiqué) de nouveau et entendu de nouveau. L’acte d’interprétation, c’est parler le message prophétique de nouveau en incarnant les rapports prophétiques dans sa vie.

De cette manière, le message prophétique est toujours présent comme un appel (ou un rappel) à la réforme et au renouvellement, comme la conscience d’une nation, comme un avertissement, comme un mot de bonnes nouvelles et aussi un mot de consolation. Aux États-Unis, Martin Luther King est vu de cette façon. En tant que prédicateur biblique, il a interprété l’institution prophétique. Il a transmis le message prophétique de nouveau à notre société en défiant l’injustice et mettant en garde contre les conséquences de l’ignorer, et tout ceci en offrant de l’espoir: la bonne nouvelle de la rédemption—une société renouvelée. Il est possible de penser à l’institution prophétique dans l’islam de cette manière. Le Prophète Muhammad a transmis un message qui peut être considéré comme une interprétation de l’héritage biblique, qu’il a parlé de nouveau en le renouvelant. Et le message de Muhammad est celui que les musulmans au cours des siècles ont interprété en le transmettant de nouveau et ainsi en le rendant réel dans des sociétés variées au cours des siècles, et cela à l’imitation de Muhammad ou, plus précisément, à l’interprétation des rapports de Muhammad. L’étude de l’institution prophétique n’est donc pas de rechercher un passé historique ou ce que la communauté se souvient de ce passé. Il s’agit d’examiner un phénomène humain: une histoire d’interprétation de l’institution prophétique en tant que pratique sociale.

Dans l’académie occidentale, au moins quand j’étais étudiant, on fait l’étude de la vie de Muhammad pour déterminer ce qu’il est possible de connaître de sa vie historique avec une certitude empirique. On rejette les miracles, les événements célestes, et même le caractère éthique de Muhammad. Le but est de déterminer les faits empiriquement vérifiables de la vie historique de l’homme qui a fondé une communauté religieuse et lutté pour son hégémonie régionale par des moyens militaires, économiques, et diplomatiques. Voilà, pour découvrir le Muhammad de l’histoire, il faut écarter tout ce qui n’est pas empiriquement vérifiable, tout ce qui s’agit des ajouts pieux—mythes ou superstitions. L’objectif est de connaître l’histoire réelle en dehors du phénomène de l’institution prophétique, non seulement comme initiative divine mais même comme pratique sociale. Bien sûr, si tu essayes de lire les rapports sur la vie de Muhammad en dehors du phénomène de l’institution prophétique, il ne te reste rien à lire. En conséquence, certains ont déclaré que nous ne pouvons rien savoir de la vie de Muhammad avec une certitude historique. D’autres vont plus loin en disant que Muhammad n’a jamais existé: L’idée de Muhammad était une invention commode pour justifier les conquêtes arabes. D’autres chercheurs restent déterminés à découvrir des faits empiriquement vérifiables sur le fondateur de l’islam avec des preuves qui réfutent ceux qui disent que Muhammad n’existait pas. Mais ce que nous pouvons dire sur lui avec une certitude historique n’est pas clair. Ainsi, certains disent qu’on ne peut rien savoir de Muhammad avec une certitude historique. La seule option serait d’étudier ce que les musulmans disent de lui. Examiner la vie de Muhammad, c’est donc rechercher des mémoires d’une communauté et non pas des faits historiques. À mon avis les deux approches (soit la recherche de faits historiques soit la recherche de mémoires communales) restent plutôt limitées si on ne tient pas compte de l’institution prophétique elle-même.

Oui, il faut définir clairement ce que l’on étudie. Quel est l’objet de notre étude lorsque l’on étudie l’institution prophétique? Qu’étudions-nous exactement dans le cadre de l’institution prophétique? Qu’une histoire? Qu’une mémoire? Ou mieux une pratique sociale qui existe a travers l’histoire?

Oui, l’institution prophétique est composée de rapports sur Muhammad, mais interpréter l’institution prophétique, comme on l’a vu, c’est la pratiquer: l’institution prophétique en tant que pratique sociale, où on parle le message prophétique de nouveau à sa société en l’appelant à la repentance et à la dévotion à Dieu et à abandonner ses voies idolâtres, c’est-à-dire, l’exploitation du nom de Dieu pour justifier le pouvoir politique et les hiérarchies. Certains disent que l’appel à suivre le message prophétique est un appel à se soumettre, faisant de la religion un outil de répression. Les dirigeants ont longtemps exploité la religion pour conserver le régime, mais l’histoire montre que l’institution prophétique est une force par laquelle une communauté se recrée dans l’image prophétique afin de se protéger et ses objectifs moraux, et cela avec l’autorité divine face au pouvoir mondain. Thomas Hobbes, architecte de l’état moderne, a vue l’institution prophétique comme un vrai problème pour l’état—même une menace!

Alors, qu’est-ce que l’institution prophétique? C’est un appel à l’autorité divine: un appel à la repentance et à la réforme de la société. C’est une pratique sociale, pas une histoire particulière ni même une mémoire commune et communautaire. Les célèbres Simon et Garfunkel chantent dans Sounds of Silence (Sons de Silence): «les mots des prophètes sont écrits sur les murs de métro et les immeubles des cités» («the words of the prophets are written on the subway walls and tenements halls »). Ainsi, l’appel prophétique est toujours intégré dans nos réalités sociales.

Les prophètes annoncent des vérités qui ont été niées ou masquées par les hiérarchies et les structures de pouvoir dans une société, lorsque les puissances du monde s’identifient de façon idolâtre au pouvoir divin. Le prophète est donc l’avocat de la voix du Seigneur en rappelant au peuple les vérités qu’il a négligées. En ce sens, le prophète avertit sa société non seulement pour les défaillances rituelles, mais aussi pour les manques éthiques. Il doit donc parler d’un jour de jugement.

Nous voyons tout cela à travers l’héritage prophétique des Fils d’Israël, mais cet héritage est devenu canonisé. Il est devenu la Bible. Les paroles de Dieu ont pris forme littéraire. C’était la fin de l’institution prophétique, quelque chose du passé, simplement un souvenir des vieux, n’est-ce pas? Dans chaque tradition, il y a le canon (c’est-à-dire les textes canonisés), mais on a toujours besoin de la voix prophétique en tant que pratique sociale face à la tyrannie du pouvoir. Il est donc toujours nécessaire d’interpréter le canon prophétique—les rapports prophétiques—et de le parler de nouveau à la société.

Il n’y a pas si longtemps, on pensait que l’institution prophétique avait cessé avec la canonisation de la Bible, mais on connait maintenant l’existence de toutes sortes d’activités prophétiques dans la période du judaïsme du deuxième temple. On constate divers types prophétiques. Par exemple Josephus, savant juif du premier siècle, parle des prophètes anciens comme prophètes, et des nouveaux prophètes comme mantiques. Et les prophètes du judaïsme du deuxième temple se considèrent comme des héritiers des anciens prophètes, c’est-à-dire, ils voient leur expérience prophétique comme dérivée de celle des anciens prophètes. Par exemple, la communauté de Qumran à la Mer Morte, ses membres ne se parlaient pas comme des prophètes, mais ils ont vu leur lecture de l’héritage prophétique comme un moyen pour que le mot divin leur soit présent. En d’autres termes, ils étaient une communauté prophétique par l’interprétation d’un héritage prophétique sous forme littéraire. Et déjà dans le récit biblique, les prophètes postérieurs sont considérés comme prophétiques non pas en termes de médiation angélique mais en termes de lecture inspirée (interprétation) de la littérature prophétique antérieure. Par exemple, la stature prophétique de Daniel est signalée par sa lecture du Prophète Jérémie, comme on voit dans Daniel 9, et la stature messianique de Jésus est signalée par sa lecture du Prophète Isaïe, comme on voit dans Luc 4. Daniel et Jésus participent à l’héritage prophétique de manière très dynamique, l’un le transmettant et l’autre le complétant, par l’interprétation inspirée de l’héritage prophétique en sa forme littéraire.

Il est donc difficile de penser à l’institution prophétique comme simplement un fait historique ou une mémoire communale. C’est plutôt une pratique sociale. Elle reste toujours une révélation continue, c’est-à-dire, le message prophétique est toujours là, transmis en forme littéraire, pour être parlé (communiqué) de nouveau à la société. Les prophètes du judaïsme du deuxième temple ne prétendaient de parler un nouveau message prophétique. Ils se considéraient comme des interprètes de l’héritage prophétique. Mais l’interprétation, pesher en hébreu, ce n’est pas seulement d’expliquer les mots mais de participer à l’institution prophétique, où la voix divine devienne présente (révélée de nouveau) à la communauté et la société. Le corpus de pesher à Qumran est à propos de ce qu’on appelle l’exégèse révélatrice de la période du deuxième temple. Bien sûr, une interprétation forte peut inspirer une nouvelle direction dans l’institution prophétique qui diverge d’autres interprétations, conduisant à l’établissement d’une nouvelle communauté, comme celle de Qumran, avec ses propres pratiques prophétiques. Tout cela peut offrir une vision méthodologique de l’étude de l’institution prophétique dans l’islam: à la fois la vie du Prophète Muhammad et la communauté qui le suit en interprétant et ainsi (re)vivant les rapports prophétiques. C’est une histoire d’interprétation de l’héritage prophétique, processus continue qui a sans doute commencé avec le Prophète Muhammad, dont le message a porté sur l’héritage prophétique des Fils d’Israël. Le Coran se voit comme confirmant le canon biblique tout en racontant l’héritage prophétique à sa société et en élevant la voix prophétique contre les échecs de la justice ainsi que les perversions du culte. Bien sûr, il y avait une divergence concernant l’héritage prophétique des Fils d’Israël. Les prophètes de cet héritage avaient toujours une relation étroite avec la maison sacrée, la Maison du Dieu, associée au sanctuaire où Abraham a offert un sacrifice au Dieu. Avec le renouveau de l’héritage prophétique initié par Muhammad, cette maison est devenue la Mecque au lieu de Jérusalem. Cependant, en dépit de la relocalisation de la Maison du Dieu, le Coran reconnaît qu’il s’adresse aux communautés juives et chrétiennes qui ont des interprétations de l’héritage prophétique que le Coran cherche à renouveler. C’est-à-dire, le Coran reconnaît qu’il partage un monde théologique commun avec le judaïsme et le christianisme.

Comme le judaïsme du deuxième temple, l’institution prophétique dans l’islam, elle aussi, est diverse. Il y a l’expérience prophétique particulière à Muhammad, la source prophétique de l’Islam, et il y a la prophétie générale à la communauté à travers son interprétation continue de son héritage prophétique. Il n’y a donc pas de dichotomie épistémique entre le Muhammad historique et la manière dont les musulmans se souviennent de lui—au moins pas par rapport à l’étude de l’institution prophétique. Cela serait manquer la dynamique de l’institution prophétique, à savoir le processus continu de présentation du message prophétique à la communauté et à la société. C’est dans ce sens que les musulmans parlent de Muhammad comme humaine et aussi comme lumière divine. Dans un sens, la révélation s’est terminée avec le Muhammad de l’histoire. Dans un autre sens, il continue à travers l’interprétation des rapports prophétiques comme on l’a vu. La lumière de Dieu est toujours présente par l’interprétation des rapports prophétiques. La lumière divine est métaphysique, mais je parle ici d’une réalité humaine qu’on peut étudier en pleine vue dans le passé comme dans le présent, à savoir l’institution prophétique comme pratique sociale continue.

Il ne s’agit pas de suggérer l’absence de tension dans cette tradition interprétative. Après tout, al-Jahiz et Ahmad Ibn Hanbal ne se sont pas mis d’accord sur les conséquences de l’institution prophétique pour la communauté (al-umma). Le premier (al-Jahiz) voit le discours divin en relation harmonieuse avec le discours humain, c’est-à-dire toutes les branches de l’érudition humain, y compris celles d’origine grecque et persane, alors que Ahmad Ibn Hanbal sépare l’institution prophétique des connaissances acquises par l’effort humain. Néanmoins on constate une certaine continuité à travers les genres. Par exemple, al-Farabi interprète l’héritage prophétique en relation avec le concept philosophique de l’Intelligence Actif, qu’il identifie avec le Saint-Esprit. Al-Farabi, est-ce qu’il veut dire que la philosophie est un moyen d’expliquer le message prophétique dans des catégories de la logique grecque? Ou veut-il dire que la philosophie est le fondement et même la cause de la communication prophétique? En d’autres termes, voit-il la prophétie comme un don divin que le Dieu étend à certaines personnes ou comme une faculté de l’âme très développée chez certaines personnes? En tout cas, al-Farabi associe la révélation (waī) avec l’intellect acquis (al-‘aql al-muktasab) sans lequel la vie vertueuse n’est pas possible. En ce sens, il interprète l’héritage prophétique dans des catégories philosophiques, mais cette interprétation est encore pédagogique, c’est-à-dire, elle sert l’appel à la justice: ce qui est commun, d’une manière ou d’une autre, à toutes les interprétations de l’institution prophétique, qu’il s’agisse de l’islam ou d’autres traditions qui s’adressent au héritage des Fils d’Israël.

Pour conclure: Il existe de nombreuses approches à l’étude du phénomène de la prophétie – anthropologique, sociologique, théologique, etc. Mais il faut d’abord préciser ce que l’on étudie en tant que l’institution prophétique. Interpréter les rapports dont l’institution prophétique est composée, c’est renouveler la présence prophétique dans la communauté en tant que pratique sociale. Et on ne peut pas parler d’une pratique sociale qui vise à renouveler la société sans une référence transcendante. Et c’est ce que je cherche à étudier: une dynamique à la fois humaine et divine.

Bien sûr, on est toujours personnellement impliqué dans sa recherche d’une manière ou d’une autre. La connaissance n’est pas de connaissance si elle n’a pas d’effet sur l’âme. Pour moi en tant que chrétien, étudier l’institution prophétique de l’islam, c’est une expérience chrétienne riche, c’est une riche expérience scolaire qui porte sur les sens du christianisme. De même, pour le chercheur musulman, étudier l’institution prophétique du christianisme est une expérience musulmane riche, et cela parce que l’islam n’est pas venu pour critiquer l’institution prophétique mais pour la confirmer. En d’autres termes, l’institution prophétique chrétienne est un champ d’étude pour l’institution prophétique islamique. Et le contraire est également vrai. Mais ça c’est une autre question pour un autre temps.